L’équité, ça compte: Une approche pratique pour identifier et éliminer les biais

L’équité compte: quand les soignants du monde entier témoignent des inégalités en santé

Reda SadkiGlobal health

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GENÈVE, le 11 avril 2025 – Une initiative internationale inédite a rassemblé près de 5000 professionnels de santé pour partager leurs expériences face aux discriminations dans l’accès aux soins

« Un enfant est mort parce que sa famille ne pouvait pas déposer 500 000 nairas [environ 300 francs suisses] avant le début des soins. Le père avait pourtant supplié qu’on s’occupe de l’enfant, proposant 100 000 nairas et promettant de vendre son bétail pour payer le reste. » Ce récit glaçant d’un professionnel de santé nigérian illustre la dure réalité des inégalités d’accès aux soins dont de nombreux témoignages ont été partagés lors d’un événement international consacré à l’équité en santé.

Le 11 avril dernier, la Fondation Apprendre Genève a créé un espace de dialogue sans précédent, rassemblant près de 5 000 professionnels de la santé de 72 pays, dont 1 830 francophones. Intitulé « L’équité compte: une approche pratique pour identifier et éliminer les biais », cet événement a permis à des médecins, infirmiers, agents de santé communautaires et autres acteurs du terrain de raconter, dans leurs propres mots, les discriminations qu’ils observent quotidiennement.

Des récits convergents malgré la diversité des contextes

« L’originalité de cette rencontre réside dans sa capacité à faire émerger des expériences habituellement invisibilisées », explique Reda Sadki, directeur exécutif de la Fondation. « Des praticiens qui n’ont jamais accès aux tribunes internationales ont pu témoigner des réalités qu’ils affrontent chaque jour. »

Ces témoignages, remarquablement similaires malgré la diversité des contextes, révèlent que le statut social détermine encore largement la qualité et la rapidité des soins. « Nous avions amené un enfant gravement malade à l’hôpital », raconte Neville Kasongo, du Corps des jeunes contre le paludisme en République démocratique du Congo. « Pendant que nous attendions plus de six heures, j’ai vu notre voisin arriver avec son enfant malade. Comme il avait des relations particulières dans cette institution, les cadres soignants se sont précipités pour s’occuper de son fils. Pour nous qui n’avions aucune connexion, quand ils sont finalement venus, l’enfant était déjà très affaibli. Une heure après, il est décédé. »

Brigitte Meugang, point focal du Programme élargi de vaccination au Cameroun, a observé un phénomène similaire lors d’une visite à l’hôpital: « J’avais un malade hospitalisé et je suis arrivée un peu en retard pendant les heures de visite. Le vigile m’a dit: “Tu n’entres pas parce que l’heure de visite est déjà passée.” Quelques minutes plus tard, un cousin militaire est arrivé en tenue. Le vigile a ouvert le portail et lui a dit d’entrer. » Quand elle a demandé pourquoi, on lui a répondu qu’il était en uniforme. C’est seulement après avoir présenté sa carte professionnelle qu’elle a été autorisée à entrer.

Les intervenants ont également souligné comment des groupes entiers sont systématiquement laissés pour compte. « Dans les zones de conflit au Burkina Faso, les femmes, les enfants et les personnes âgées déplacés subissent des violences basées sur le genre car leurs besoins spécifiques ne sont pas pris en compte », témoigne une spécialiste genre et inclusion sociale. « Les enfants souffrent de malnutrition, les femmes enceintes n’ont pas accès aux consultations prénatales, et les personnes âgées ne bénéficient pas de soins adaptés. »

Quand l’injustice touche même les soignants

Particulièrement frappants sont les témoignages de professionnels de santé ayant eux-mêmes subi des discriminations. Le Dr Balkissa Modibo Hama, coordonnatrice du programme mondial d’éradication de la poliomyélite pour l’OMS en Guinée, raconte: « Lors de l’accouchement de ma seconde fille, le personnel ne s’est pas occupé de moi jusqu’à ce que la sage-femme responsable arrive et leur dise qui j’étais. Soudain, tous se sont mobilisés autour de moi en me reprochant de ne pas m’être présentée. Après mon accouchement, j’ai convoqué tout le personnel pour les sensibiliser sur le fait qu’on ne devrait pas avoir besoin de dire qui on est pour recevoir des soins de qualité. »

Dans certains cas, c’est l’expérience personnelle de l’injustice qui a motivé l’engagement professionnel. « À 13 ans, j’ai accompagné ma mère à l’hôpital », poursuit le Dr Hama. « L’infirmière, qui connaissait ma mère, a voulu me faire passer avant une femme Bororo dont l’enfant était plus mal en point. J’ai refusé, mais j’ai ensuite constaté que cette femme et son enfant avaient été négligés. Cette expérience m’a profondément marquée et a motivé ma décision de devenir médecin. »

Christian Kpoyablé Clahin, infirmier en Côte d’Ivoire, a partagé un cas tragique: « Une femme est venue avec son enfant gravement malade. Elle n’avait pas d’argent pour payer les analyses. L’enfant a été mis à l’écart au laboratoire et cela a traîné jusqu’à ce qu’il soit trop tard. L’enfant est mort. J’ai interpellé le directeur de l’hôpital, mais les sanctions n’ont été que verbales. »

Des initiatives locales qui font la différence

Au-delà du constat, les participants ont partagé des solutions concrètes qu’ils ont développées face à ces inégalités. Arthur Fidelis Metsampito Bamlatol, coordinateur d’une association de santé au Cameroun, explique: « J’avais observé que les enfants Baka [pygmées] étaient insuffisamment vaccinés. Après avoir signalé ce problème au médecin-chef de district, nous avons cartographié les campements dans la forêt et institué des stratégies spéciales. Lors des campagnes suivantes, nous marchions parfois plusieurs heures à pied pour atteindre ces communautés isolées. »

D’autres adaptations créatives ont été mentionnées, comme celle rapportée par Bouréma Mounkoro, assistant médical au Mali: « Le planning des activités de vaccination n’était pas synchronisé avec la disponibilité de la communauté. Nous avons reprogrammé les jours de vaccination en tenant compte des réalités locales, ce qui a amélioré la couverture vaccinale et réduit considérablement les cas d’abandon. »

Pour Brice Alain Dakam Ncheuta, responsable de l’engagement communautaire à Médecins Sans Frontières au Niger, comprendre les dynamiques culturelles est essentiel: « Dans le Grand Sahel, pour réduire les biais dans la prise en charge des violences basées sur le genre, nous travaillons étroitement avec les leaders communautaires. Nous proposons des soins médicaux sans heurter la sensibilité culturelle, car cela fait partie de l’identité des personnes que nous accompagnons. »

Les solutions peuvent parfois être simples mais révolutionnaires, comme l’illustre l’initiative de Dayambo Yendoukoua, délégué de programme santé à la Croix-Rouge au Niger: « Dans les villages et hameaux agricoles, nous avons constaté que les femmes ont trois fois moins accès aux soins obstétricaux que les femmes urbaines. Nous avons créé des Clubs de Mères, offert des formations d’alphabétisation, mis en place des activités génératrices de revenus, et établi des ambulances traditionnelles gérées par les femmes elles-mêmes. »

Vers un partage de savoirs plus équitable

L’originalité de cet événement réside également dans sa méthodologie même. Plutôt que de suivre le schéma classique des conférences internationales où les experts occidentaux partagent leur savoir avec les praticiens du Sud, la Fondation Apprendre Genève a délibérément inversé cette logique. « Ce sont les professionnels de terrain qui ont pris la parole en premier », souligne Reda Sadki, directeur exécutif de la Fondation.

« Les agents de santé communautaire peuvent voir des obstacles que les chercheurs manquent. Les décideurs comprennent les contraintes systémiques qui affectent la mise en œuvre des politiques. C’est lorsque ces perspectives se connectent que nous trouvons de meilleures solutions », poursuit-il.

Pour faciliter l’analyse de ces expériences, Brigid Burke a accompagné la rencontre en tant que Guide. Burke est une chercheuse spécialisée dans le cadre BIAS FREE, un outil développé par Mary-Anne Burke et Margaret Eichler, permettant d’identifier différents types de biais. Cela a permis d’aller au-delà des constats en proposant une grille d’analyse des échanges entre participants qui ont constitué le cœur de la rencontre.

Le succès de cette approche pourrait conduire à la création d’un programme de formation international, dont le lancement sera discuté lors d’une nouvelle rencontre fin avril. « Nous souhaitons développer un espace où les connaissances circulent véritablement dans toutes les directions, plutôt que du Nord vers le Sud », précise M. Sadki.

La participation massive à cet événement – bien au-delà des attentes des organisateurs – témoigne d’un besoin urgent d’aborder ces questions. « Votre participation aide à déterminer si nous développons un programme plus complet sur ces questions », a expliqué la Fondation. « Quand près de 5000 personnes participent, cela montre qu’il y a suffisamment d’intérêt. »

« La meilleure stratégie pour corriger tous les biais reste l’installation partout dans nos pays d’une couverture maladie universelle », suggère le Dr Oumar Traoré, médecin de santé publique en Guinée. Une vision à laquelle fait écho Amadou Gueye, président du Malaria Youth Corps en Guinée: « Ces témoignages nous rappellent que l’équité en santé n’est pas qu’une question technique, mais aussi une question de justice fondamentale. »

Image: Collection de la Fondation Apprendre Genève © 2025